Un moment et un temps dans la réalité sociale et éducative contemporaine brésilienne. Des relations raciales et sociales traversées par une institutionnalisation ambiguë du principe de colonialité
Elodie Fressinel-Mesquita, membre du Laboratoire FRED (Francophonie, Éducation et Diversité) et membre du réseau Recherche avec, a soutenu le 1 février 2019 à l’Université de Limoges, une thèse de Doctorat en Sciences de l’Education.
Cette thèse a été dirigée par Mme Patricia Bessaoud-Alonso, Maître de conférences HDR en Sciences de l’Education.
Le jury était composé de Mr Jacques Béziat, Professeur des universités en Sciences de l’Education, Université de Caen (Rapporteur) ; Mr Sébastien Pesce, Professeur des universités en Sciences de l’Education, Université d’Orléans (Rapporteur) ; Mr Gilles Monceau, Professeur des universités en Sciences de l’Education, Université de Cergy-Pontoise (Président) ; Mr Philippe Colin, Maître de conférences en Civilisation latino-américaine, Université de Limoges et de Mme Roberta Romagnoli, Professeure des universités en Psychologie, Université Pontificale du Minas Gerais, Brésil.
J’ai souhaité, dans ce travail doctoral, mener une réflexion sur la réalité socio-éducative brésilienne contemporaine, société issue d’une histoire marquée par la colonisation portugaise et l’esclavage.
L’histoire coloniale portugaise et l’idéologie qui lui est associée, tout comme celle de l’esclavage et du métissage, ainsi que leur articulation avec des études anthropologiques, puis sociologiques, que l’on nomme au Brésil sous le terme d’études des relations raciales, ont été restituées. Ces premiers éléments théoriques permettent de comprendre que l’époque contemporaine brésilienne, après avoir entretenue le mythe de la démocratie raciale en plaçant notamment le métissage comme garant de l’unité sociale du pays, a reconnu politiquement et institutionnellement une différentiation raciale et sociale de la population, l’existence d’un racisme latent mais bien réel et des inégalités multiples qui se cristallisent et s’illustrent aussi à l’intérieur de l’institution scolaire brésilienne. Dans le cadre d’une ethnicisation des politiques publiques brésiliennes et l’instauration, à partir des années 2000, des actions affirmatives, outils d’une politique de discrimination positive, des dispositifs institutionnels se mettent en place. Un système de quotas raciaux, mais également l’instauration dans le cursus scolaire de l’obligation d’enseigner l’histoire et la culture africaine et afro-brésilienne (loi 10.639 de 2003), dans le but d’une réduction de ces inégalités et des discriminations pour une meilleure intégration de la population noire et métisse brésilienne.
« L’approche multiréférentielle » au sens de Jacques Ardoino (1993) a été adoptée dans l’objectif de problématiser l’articulation entre colonialité du pouvoir, du savoir et de l’être en m’intéressant notamment à ce qui se joue en terme de rapports subjectifs (relations raciales et sociales, imaginaire socio-historique, construction identitaire) dans la société brésilienne contemporaine et ce, au sein d’un territoire localisé, Ribeirão Preto, une ville de l’état de São Paulo, au Brésil.
La pensée décoloniale latino-américaine a été mobilisée et plus précisément la théorisation faite par Aníbal Quijano de la colonialité du pouvoir qui se fonde notamment sur la domination ethno-raciale et la formation d’un « complexe racisme/ethniciste » (Quijano,1994, p. 95) qui fait partie de ce rapport au pouvoir dans la mesure où, bien qu’il se réfugie plus aisément dans la sphère privée où il peut être voilé, voire nié, il n’a cessé d’agir depuis le XVI ème siècle dans ces relations de pouvoir où il conditionnerait et modulerait toutes les autres relations.
Plusieurs cadres de références théoriques et méthodologiques ont été utilisés. L’approche socio-historique, l’approche clinique, ainsi que le cadre théorique de l’analyse institutionnelle car j’y ai puisé des concepts qui m’ont permis de questionner mon objet de recherche et de l’éclairer, notamment celui d’institution qui est en filigrane tout au long de mon travail et qui se donne à voir dans ce que Gilles Monceau nomme sous le terme d’ « effets qu’elle produit sur les individus et les collectifs » (Monceau, 2008, p.47). Armée de ces trois cadres de références que Patricia Bessaoud-Alonso nomme sous le terme de « triade Clinique/Histoire/Institution », j’ai mis en place sur mon terrain de recherche des entretiens compréhensifs et des observations de type ethnographiques. Mon intérêt s’est porté sur la manière dont les sujets se donnent à voir par leurs paroles, la construction de leurs discours, mais aussi par leurs gestes, leurs attitudes, leurs regards. Comme le souligne Patricia Bessaoud-Alonso, « en mettant l’observation en relation avec le discours des sujets deux points de vue se confrontent : celui du chercheur, qui traduit une objectivation, et celui des sujets, qui traduit une subjectivité propre à l’appartenance même au terrain » (Bessaoud-Alonso, 2008, p.29).
J’ai présenté une double analyse de mes données de terrain. L’analyse thématique, transversale et clinique de mes données de terrain a permis de dépeindre, par la parole, la perception, et des expériences directes ou indirectes relatées par les personnes rencontrées, un quotidien et des parcours de vie qui témoignent empiriquement de l’institutionnalisation ambiguë des trois formes de colonialité travaillées au niveau théorique. J’ai décidé également de présenter une partie de mes données des entretiens compréhensifs sous la forme de portraits sociologiques. Ceux-ci sont à lire selon une conception de l’individu comme « reflet des rapports sociaux ou d’une trajectoire sociale » (de Gauléjac, 2009, p.106).
L’analyse micro-sociale, au plus près des sujets et de leur réalité montre la pertinence et la validité d’une corrélation entre des rapports sociaux et raciaux qui se structurent comme une production de l’histoire coloniale. La colonialité du pouvoir s’immisçant à la fois dans la présence de préjugés, de discrimination raciale et plus généralement au travers d’un racisme quotidien. En parallèle de ces rapports sociaux racistes, j’ai dégagé l’existence de rapports sociaux racialisés au sein de la société. Mon objectif ici est de signifier l’omniprésence des questions de la couleur de peau, en d’autres termes de l’origine ethnique des individus dont la saillance prend forme au travers du regard et des relations que les sujets entretiennent avec les autres, avec l’Autre de manière générale en lien avec leur insertion et positionnement au sein de la société. Les sujets mettent en évidence le fait que l’espace social (mais aussi familial) producteur et reproducteur de rapports racistes et racialisés semble comprendre en son sein un idéal identitaire modelé par l’approximation la plus visible possible d’une « norme » esthétique blanche. Bien que les formes de domination, d’exploitation et de pouvoir propre à la période coloniale aient disparues (en théorie), les significations imaginaires sociales liées à ces différentes formes de pouvoir se maintiennent. Et plus précisément, dans la lignée de la pensée de Castioradis (1975) et de Guist-Desprairies (2003), dans un monde de significations sociales intégrées dans un imaginaire compris non pas en tant que représentation, mais en tant que création, production et reproduction de valeurs implicites qui perpétuent l’exclusion sociale-raciale qui se manifeste sous forme « d’habitus » au sens bourdieusien comme le met en évidence Santiago Castro-Gómez (2007). L’institution scolaire brésilienne observée n’est pas exempte de ces habitus et du maintien de profondes inégalités éducatives à mettre en lien avec une ségrégation sociale et spatiale. Des rapports scolaires discriminés et discriminants ont été mis à jour et sont à insérer dans la perpétuation de cet imaginaire-socio-historique. Ils se manifestent entre autres, par la diffusion de préjugés et de stigmates raciaux et sociaux et par le maintien d’un enseignement eurocentrique des contenus scolaires passant notamment par une invisibilité de savoirs historiques et scolaires sur le Noir, sur son histoire, sa culture.
Ces éléments pointent un écart entre l’objectif institutionnel affiché et la mise en œuvre sur le terrain d’une politique remise en question et qui pourrait favoriser un paradigme que j’ai nommé intégrant-excluant, s’illustrant par une nécessité d’une auto-identification et d’une catégorisation d’une partie de la population brésilienne, pour bénéficier de l’obtention des mesures intégratrices qui peuvent être perçues et vécues comme excluantes et injustes.
Le travail de conceptualisation effectué en dernière partie du travail vise à aller au-delà du maintien de ces rapports de colonialité en pointant l’existence de ce paradigme qui s’illustre par le traitement politique visant à corriger ces rapports : par une biopolitique qui de ce fait ancre une différentiation « biologique », corporelle.
Enfin, dans l’objectif de poursuivre le travail de recherche autour de cet objet d’étude et dans la lignée de ma posture épistémologique, j’ai questionné l’élaboration d’enjeux éducatifs visant un cheminement vers un processus de décolonialité pouvant œuvrer vers une transformation de ce paradigme intégrant-excluant par une perspective critique interrogeant la déconstruction des significations imaginaires sociales dans une perspective de transformation de l’institutionnalisation de ce paradigme implicite mais bien présent.
Mots clés :
Brésil, colonialité du pouvoir, du savoir, de l’être, imaginaire socio-historique, identité
Bibliographie :
Ardoino, J. (1993). L’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives. Pratiques de formation (analyse) (25-26), 15-34.
Bessaoud-Alonso, P. (2008). Thèse de Doctorat. Les enjeux éducatifs des mémoires algériennes coloniales et post-coloniales. Université de Paris VIII: Vincennes Saint-Denis.
Castioradis, C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Paris: Editions du Seuil.
Castro-Gomez, S. (2007). Michel Foucault y la colonialidad del poder. Tabula Rasa(6), 153-172.
De Gauléjac, V. (2009). Qui est « Je »? Sociologie clinique du sujet. Paris: Editions Du Seuil.
Giust-Desprairies, F. (2003). L’imaginaire collectif. Paris: Erès.
Monceau, G. (2008). Entre pratique et institution. L’analyse institutionnelle des pratiques professionnelles. Nouvelle Revue de l’Adaptation et de la Scolarisation (41), 145-159.
Quijano, A. (1994). Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine. Dans J. Cohen, L. Gómez, & H. Hirata, Amérique latine, démocratie et exclusion (pp. 93-100). Paris: L’Harmattan.